Chaque matin, le vieil Haji se réveille avec la peur d'apprendre ...
Arabie Saoudite: le sombre destin des passeurs d'héroïne décapités



Haji Abdul Haq, le père de Mohammad Irfan condamné à mort pour trafic de drogue en Arabie Saoudite, tient à la main une photo de son fils à Sargodha (Pakistan) le 2 décembre 2014 - Ali Turab AFP
Chaque matin, le vieil Haji se réveille avec la peur d'apprendre que son fils a été décapité. Pas par les talibans, al-Qaïda ou l'organisation Etat islamique, mais par l'Arabie saoudite, qui prévoit de l'exécuter comme nombre de pauvres passeurs d'héroïne pakistanais tombés malgré eux dans les griffes de la mafia.



Les dépêches tombent dans l'indifférence la plus totale: Kamran Ghulam, Mohammad Shoiab, Baz Mohammad Gul.... tous décapités ces derniers mois en Arabie saoudite. Depuis le début de l'année, la monarchie pétrolière a exécuté au moins 74 personnes, dont une quinzaine de Pakistanais pour trafic d'héroïne.
Dans sa prison saoudienne, Mohammad Irfan, 27 ans, attend la mort son tour, à des milliers de kilomètres des orangeraies et champs de blé de son Pendjab natal, dans l'est du Pakistan, où son père Haji Abdul Haq se confie à l'AFP.
Ce dernier raconte comment, il y a quatre ans, deux hommes ont proposé à la famille de faire passer Irfan en échange de 2.000 dollars. De quoi permettre au jeune conducteur de rickshaw de quitter son quartier aux égouts à ciel ouvert pour une vie climatisée dans le Golfe.
Irfan a vendu sa moto pousse-pousse et les bijoux de sa femme. Les deux hommes l'ont emmené à Karachi, mégalopole portuaire du sud du Pakistan et l'une des principales plaques tournantes du trafic de l'héroïne afghane.
C'est là que tout se complique. «Les deux hommes lui ont dit: +nous allons te tuer et nous en prendre à ta famille si tu ne fais pas ce que nous voulons+», raconte Haji, un modeste marchand de thé au corps sec. «Ensuite, ils lui ont enfoncé des capsules d'héroïne dans l'anus», soutient-il.
- Condamnés à mort en un éclair-
Irfan est alors mis dans l'avion pour l'Arabie saoudite par ses nouveaux maîtres. A son arrivée à l'aéroport de Ryad, il est repéré par les douaniers, puis condamné à mort à l'issue d'un procès-éclair.
Ces histoires de «mules», le Pakistan en regorge. Mais elles restent tapies dans l'ombre, car les familles préfèrent le plus souvent taire la condamnation et la décapitation d'un proche pour un crime qui n'attire aucune sympathie.
Pour Amnesty International, «la peine de mort est utilisée de manière disproportionnée contre les étrangers» en Arabie Saoudite, en particulier les travailleurs venus d'Asie du Sud comme le Pakistan. Depuis 1985, environ la moitié des près de 2.100 personnes qui y ont été exécutées sont des étrangers.
Dans les prisons saoudiennes, les condamnés pakistanais commencent à faire circuler le numéro de portable de Sohail Yafat, enquêteur pour l'ONG Justice project Pakistan (JPP) qui tente de documenter ces cas pour forcer le Pakistan à les défendre.
«Ces condamnés sont des gens très pauvres à qui on a vendu la chance de s'en sortir, de faire quelque chose de leur vie», dit M. Yafat. En prison, ils ne sont pas prévenus de leur exécution, et vivotent sans savoir s'ils seront encore en vie le lendemain, explique-t-il.
Zaffar Hayat, qui a passé environ 15 mois dans une prison saoudienne pour possession d'héroïne, y a rencontré plusieurs compatriotes pakistanais condamnés à mort dont Muhammad Ashraf, exécuté en février. Ce dernier lui a raconté que les trafiquants pakistanais «lui avaient mis un pistolet sur la tempe et l'avaient forcé à avaler la drogue», confie Zaffar.
- Deux alliés très proches -
Tant qu'il y a de la demande, les «mules» suivent. La moitié de l'héroïne afghane transite par le Pakistan pour ensuite gagner l'Europe ou l'Asie. Mais au cours des dernières années, le Golfe s'est imposé comme une destination alternative des trafiquants pakistanais.
Et les saisies d'héroïne en Arabie Saoudite ont explosé, passant d'un kilo par an au début des années 2000 à 41 kilos en 2008, puis 111 kilos en 2011, selon les données transmises par le royaume saoudien à l'ONU qui ne précise pas si la drogue est consommée localement ou ré-exporté.
Ryad dit vouloir ainsi «protéger la société» saoudienne. Mais les organisations de défense des droits de l'Homme dénoncent son système judiciaire.
«Les condamnations y sont arbitraires, en particulier parce qu'il n'y a pas de code pénal. Seul le juge définit ce qui est un crime, et quelles sont les preuves suffisantes pour condamner une personne», explique Sarah Leah Whitson, directrice de Human Rights Watch pour le Moyen-Orient.
Et puis, il y a la passivité du gouvernement pakistanais, un allié clé de Ryad. L'Arabie Saoudite fournit du pétrole et une importante assistance financière au Pakistan, seul pays musulman doté de l'arme nucléaire, qui l'assiste de son côté en matière militaire.
Pour le Pakistan, «la relation avec l'Arabie Saoudite est trop importante pour être sacrifiée à défendre des individus qui, dans son esprit, sont responsables» de leur sort, estime l'analyste Ayesha Siddiqa.
Haji Abdul Haq a écrit à nombre de responsables pakistanais pour qu'ils intercèdent auprès des Saoudiens en faveur de son fils. «La mafia de la drogue, c'est comme un arbre. Les Saoudiens coupent les branches, mais le tronc et les racines demeurent», et poussent à nouveau, déplore Haji, assis aux côtés des deux filles d'Irfan, dont l'une n'a jamais vu son père.